Patrick Péron - Expertise & Conseil en environnement (19 mars 2021)
- Patrick Péron
- 22 mars 2021
- 11 min de lecture
Dernière mise à jour : 23 mars 2021
Comment savoir si l'impact d'un projet justifie une demande de dérogation ?
L’article L.411-1 CE interdit la destruction des individus d’espèces protégées, quel que soit l’espèce et son statut de conservation/répartition, y compris donc pour des espèces protégées considérées comme communes. La dérogation ne peut être accordée qu’en l’absence d’autre solution satisfaisante, pour des projets d’intérêt public majeur (1), et sous réserve que la réalisation de l’opération ne nuise pas au maintien des populations dans un état de conservation favorable. Cette dernière condition ne dispense donc pas le projet d’une demande de dérogation ; Elle est une condition supplémentaire à sa délivrance. A titre d’exemple, un plan de chasse prévoyant la destruction d’un seul individu de Grand Tétras (2) a été annulé par le Conseil d’Etat en raison de l’état de conservation critique de l’espèce à court et moyen terme dans son aire de répartition naturelle (CE n°411084 du 21/11/2018).
La dérogation est délivrée sous réserve de la mise en œuvre de mesures compensatoires (3) Pour certaines espèces, les arrêtés interdisent également la destruction, l’altération ou la dégradation des habitats de reproduction et de repos, pour autant que cela remette en cause le bon accomplissement de ces cycles biologiques, principe à ne pas confondre avec le précédent ; La demande de dérogation concernant des impacts sur ces habitats peut donc ne pas être nécessaire, par exemple du fait de la proximité d’habitats de report immédiatement « disponibles » et accessibles (continuité écologique), sous réserve que cela ne nécessite pas des mesures d’évitement ou de réduction d’impact ; Dans le cas contraire, une demande de dérogation devra être faite pour aboutir à une décision portant réglementairement les mesures E et R. Ce dossier permettra d’évaluer les impacts potentiels du projet, de présenter les mesures ER adaptées permettant d’aboutir à des impacts résiduels considérés comme non significatifs.
Exemple : arrêté amphibiens-reptiles 19 nov. 2007 « Sont interdits [...].
Ces interdictions s’appliquent aux éléments physiques ou biologiques réputés nécessaires à la reproduction ou au repos de l’espèce considérée, aussi longtemps qu’ils sont effectivement utilisés ou utilisables au cours des cycles successifs de reproduction ou de repos de cette espèce et pour autant que la destruction, l’altération ou la dégradation remette en cause le bon accomplissement de ces cycles biologiques ».
Cette précision a été interprétée par certains services de l’Etat pour dispenser des projets d’une demande de dérogation au motif que des impacts, réels, sont supposés ne pas remettre en cause le bon accomplissement des cycles biologiques lorsqu’il s’agit de certaines espèces protégées dites « communes » et peu exigeantes en termes d’habitats de reproduction ou de repos.
Exemple : un couple reproducteur de pinson des arbres a été contacté au printemps dans un chêne. Le projet prévoit d’abattre cet arbre durant l’hiver suivant la reproduction. L’arbre étant protégé en vertu de l’article L.411-1 CE, sa destruction est en principe interdite.
(1)Ou, cas plus rares, dans l’intérêt de la faune et de la flore, pour prévenir des dégâts importants, à des fins de recherche et d'éducation, de repeuplement et de réintroduction, ou pour des captures. (2) Principe de prélèvement raisonnable art. L420-1 ce (3) Lorsque la demande de dérogation intervient dans le cadre d’une procédure d’autorisation environnementale, le pétitionnaire peut inclure une « synthèse des mesures envisagées, sous forme de propositions de prescriptions » (art. R.181-13 ce) ; autrement dit, il peut tenter d’orienter la rédaction de l’arrêté préfectoral. Toutefois, les couples construisant un nouveau nid chaque année, l’abattage de l’arbre une fois la reproduction achevée pourrait ne pas être considéré comme une destruction de site de reproduction ; Tout au plus peut-on évoquer la destruction d’un site de reproduction potentiel (installation d’un nouveau nid de cette espèce l’année suivante).
Dans ce cas, le maintien à proximité d’un nombre significatif d’arbres disponibles (non occupés lors du constat de reproduction), éventuellement complété par des plantations, pourrait conduire à conclure à la non-remise en cause du bon accomplissement du cycle biologique de l’espèce, et donc à dispenser le projet d’une demande de dérogation.
Cet argumentaire présente toutefois des fragilités car il n’est pas toujours possible de garantir que des« habitats de report » identifiés au moment de l’analyse seront toujours « disponibles » dans le futur, surtout si différents projets autour de ces habitats utilisent le même argument. Il peut être prudent dans ce cas de déposer un dossier de demande de dérogation pour présenter l’évaluation des impacts et se protéger d’un potentiel recours.
Si le législateur a bien prévu d’interdire la destruction d’éléments nécessaires au repos ou à la reproduction aussi longtemps qu’ils sont utilisés ou utilisables (= potentiels), il a également pris la peine d’exclure pour les impacts sur les habitats protégés les situations ne remettant pas en cause le bon accomplissement du cycle biologique.
Ce point a été retenu par la CAA de Bordeaux (N° 15BX01790 du 30 mai 2017) pour rejeter la requête à l’encontre d’un projet de carrière. On notera que cette décision se justifie notamment du fait de la procédure d’autorisation de défrichement qui assurera le portage juridique des mesures d’évitement et de réduction :
« Par ailleurs, il est vrai que la nouvelle étude reconnaît que la mise en œuvre du projet est de nature à entraîner la destruction d'abris de six espèces protégées (fauvette à tête noire, mésange bleue, mésange charbonnière, pinson des arbres, rouge-gorge familier, troglodyte mignon) tout en précisant qu'une telle conséquence pourrait être évitée si le défrichement était réalisé en dehors des périodes de nidification. Enfin, l'étude indique que l'état de conservation desdites espèces ne sera en rien compromis aussi bien au plan local que régional dès lors en particulier qu'elles pourront être accueillies au nord par le boisement existant dont la plus grande partie sera conservée ».
« L'interdiction édictée par ces dispositions [PP : L.411-1 ce] ne s'impose que pour autant que les destructions, les altérations ou dégradations auxquelles elles font référence remettent en cause le bon accomplissement des cycles biologiques de reproduction ou de repos des espèces animales considérées. »
« La mise en œuvre du projet n'entraînera pas la destruction de ces espèces ni celle de leurs habitats dès lors que, d'une part, l'article 2.8.1 de l'arrêté contesté prévoit que les opérations de défrichement doivent être réalisées par phases, en fonction des besoins de l'exploitation, entre les mois d'août et de février, soit en dehors des périodes de nidification des oiseaux et que, d'autre part, l'article 2.9.2. du même arrêté a imposé de respecter une distance de 30 mètres entre les bords de l'excavation et la limite nord-ouest du site, ce qui implique l'interdiction de tout déboisement de l'espace compris entre ces deux limites. Cette dernière prescription a conduit à réduire de plus de la moitié la superficie concernée par les opérations de défrichement qui passe ainsi de 1,3 hectares à 0,5 hectare environ. Il en résulte que les boisements du vallon nord, qui pour leur partie principale ne seront pas défrichés,pourront servir de zone de report à l'avifaune. Dans ces conditions, la société CDMR n'était pas tenue de joindre à son dossier une demande de dérogation aux interdictions prévues à l'article L. 411-1 du code de l'environnement. » Une interdiction systématique de destruction des habitats avérés ou potentiels quel que soit le statut de conservation et les effectifs de la population concernée ainsi que le nombre d’individus indirectement impactés conduirait à imposer le régime dérogatoire à la quasi-totalité des projets d’aménagement hors renouvellement urbain tant il est fréquent de détecter ne serait-ce qu’un couple d’espèce protégée utilisant un espace non urbanisé comme site de repos ou de reproduction. Or, les projets qualifiables d’intérêt public majeur sont relativement rares, à fortiori ceux ne justifiant pas d’étude d’impact (« petits » projets). L’analyse de la jurisprudence 2010-2020 réalisée par la DREAL Occitanie a montré que 45 des 57 décisions annulées (sur 125) l’ont été du fait de la contestation de l’intérêt public majeur du projet.
De plus, lorsque le projet est soumis à étude d’impact, cette dernière a vocation à décrire la démarche E.R.C. engagée et à démontrer la nécessité ou pas de solliciter une demande de dérogation. Des mesures visant à éviter ou réduire des impacts sur des habitats et ne remettant pas en cause le bon accomplissement des cycles biologiques de reproduction ou de repos peuvent être décrites dans l’étude et sont portées juridiquement par la décision administrative autorisant le projet (Dossier de ZAC, permis d’aménager, autorisation environnementale). En revanche, s’il s’agit de mesures de réduction d’impact sur des individus d’espèces protégées, avec donc un impact résiduel en termes de perturbation (intentionnelle) ou de destruction, et ce même si cela ne concerne qu’un seul individu,une demande de dérogation est nécessaire. Ces mesures seront alors portées par l’arrêté de dérogation. Depuis peu, de nombreuses dérogations sont « embarquées » dans les autorisations environnementales.
A contrario, si le projet n’est pas soumis à étude d’impact, une demande de dérogation systématique parait légitime même si on considère que le projet ne remet pas en cause le bon accomplissement des cycles biologiques.
Il semble cependant que les services de l’Etat dans différentes régions requièrent depuis peu l’élaboration systématique d’une demande de dérogation dès lors qu’il y a destruction d’un habitat de reproduction ou de repos d’une espèce protégée, qu’elle soit commune ou rare, qu’il y ait ou non remise en cause du bon accomplissement du cycle biologique, et quel que soit les effectifs indirectement impactés sur le site. Cette position pourrait s’étendre à l’avenir au regard d’une jurisprudence de la CJUE du 4 mars 2021 (voir plus loin). Or, la condition préalable d’intérêt public majeur a été évaluée de manière très diverse et parfois surprenante, laissant parfois la possibilité à des projets d’intérêt public mineur de solliciter et d’obtenir une dérogation. Certaines jurisprudences ont par ailleurs exclu le principe de moindre exigence vis-à-vis de l’intérêt public majeur en cas d’impacts résiduels modérés à faibles.
Les dernières jurisprudences introduisent de plus en plus fréquemment le principe de « mise en balance » des arguments en faveur de l’intérêt public majeur de chaque projet avec les objectifs de conservation des habitats naturels, de la faune et de la flore du site concerné. Autrement dit, la notion d’intérêt public majeur ne serait pas absolue mais relative, et à apprécier en fonction de chaque situation. Toutefois, certaines de ces jurisprudences seraient contestables du fait qu’elles mettent en balance les objectifs de conservation avec les incidences du projet une fois prises en compte les mesures compensatoires. Seules les mesures d’évitement et de réduction devraient intervenir dans l’analyse car elles seules traduisent les impacts résiduels du projet.
Il convient donc d’informer clairement les maîtres d’ouvrage sur ces considérations et sur les risques encourus. Il est à noter que la jurisprudence récente va plutôt dans le sens d’une application rigoureuse et restrictive de la notion d’intérêt public majeur malgré la prise en compte récente du principe de « mise en balance ».
La cour administrative d’appel de Lyon (n° 14LY03096 du 21 mars 2017) a ainsi confirmé la décision en première instance d’annuler une dérogation octroyée à un carrier. On peut également citer la jurisprudence du Conseil d'État N° 414353 du 24 juillet 2019 relative au centre commercial dit " Val Tolosa ", réfutant l’intérêt public majeur du projet malgré un projet decréation de plus de 1500 emplois, ou celle du tribunal administratif de Bordeaux N° 1800744 du 9 avril 2019 concernant le contournement de Beynac. Encourager les maîtres d’ouvrage à solliciter systématiquement une dérogation lorsque les impacts portent uniquement sur des habitats d’espèces protégés pourrait donc les conduire vers une impasse (4) (Lorsqu’une demande de dérogation est engagée, l’argumentation concernant l’intérêt public majeur doit être élaborée par le maître d’ouvrage). (4) Rappel : si l’impact porte sur des individus d’espèces protégées et que des mesures d’évitement, de réduction, voire de compensation sont justifiées, une demande de dérogation est obligatoire. Analyse jurisprudentielle CJCE (deuxième chambre) 4 mars 2021 - Renvoi préjudiciel – Environnement – Directive 92/43/CEE –Directive 2009/147/CE) ; Föreningen Skydda Skogen (C-473/19), Naturskyddsföreningen i Härryda, Göteborgs Ornitologiska Förening (C-474/19) contre Länsstyrelsen i Västra Götalands län, B.A.B. (C-473/19), U.T.B. (C-474/19)
https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:62019CJ0473&from=EN
1) Directive « oiseaux » 2009/147/CE du Parlement européen et du Conseil, du 30 novembre 2009
Cette jurisprudence rappelle que l’article 5 de la directive oiseaux portant sur les interdictions relatives aux spécimens s’applique à toutes les espèces d’oiseaux vivant naturellement au sein de l’UE, et précise que ce principe vaut donc également pour les espèces non mentionnées à l’Annexe 1, celles qui ne sont pas menacées, ou celles dont leur population ne montre pas une tendance à la baisse à long terme.
Elle enterre donc (définitivement ?) la vision défendue un temps par la France selon laquelle le régime de protection des espèces d’oiseaux peut s’appliquer de manière plus souple aux espèces protégées dites communes (cf. supra).
L’article 5 exclut cependant de ces interdictions strictes les espèces susceptibles d’être classées chassables aux échelles nationales (article 7 et Annexe II) ou dont la régulation est motivée,faute d’autre solution satisfaisante, par des motifs liés à la santé et la sécurité publiques, à la sécurité aérienne, aux dommages vis-à-vis des cultures, du bétail, de la forêt, des pêcheries, des eaux, ou à la protection de la flore et de la faune (article 9). Il exclut également les perturbations intentionnelles (5) sans effet significatif eu égard aux objectifs de la directive Oiseaux, et les perturbations non intentionnelles.
L’article 4 de la directive Oiseaux précise qu’en dehors des ZPS, où les habitats font l’objet de mesures de protection spéciales, les États membres s’efforcent également d’éviter la pollution ou la détérioration des habitats. Cette disposition, qui complète celles de l’article 5 portant sur les spécimens, est moins contraignante que celle définie à l’article 12, paragraphe 1, sous d) de la directive Habitats (protection des habitats des sites reproduction ou aires de repos) pour les espèces devant bénéficier d’une protection stricte aux échelles nationales (y compris hors ZSC) à savoir celles de l’annexe IV.
Toutefois, la directive Oiseaux ayant une vocation d’harmonisation minimale, et certains Etat (laFrance notamment) ayant élargi le champ de protection de leur législation nationale relative aux espèces d’oiseaux protégées strictement à leurs habitats de reproduction et aires de repos, on peut considérer que le principe de protection des habitats d’espèces s’applique aux espèces protégées au titre des deux directives, et sur l’ensemble des territoires nationaux, y compris hors ZPS et ZSC, et notamment à toutes les espèces d’oiseaux protégées.
(5)La mise à mort ou la perturbation intentionnelle sont avérées dès lors que l’auteur de l’acte l’a voulu ou, à tout le moins, en a accepté la possibilité, autrement dit, avait connaissance de la présence de l’espèce et desdites interdictions (arrêt du18 mai 2006, Commission/Espagne, C-221/04, EU : C:2006:329, point 71). La même constatation s’applique aux interdictions figurant à l’article 12, paragraphe 1, sous b) et c), de cette directive. 2)Directive « Habitats, faune, flore » 92/43/CEE du Conseil, du 21 mai 1992
− L’interdiction définie par l’article 12, paragraphe 1, sous a) à c) de la directive Habitats et portant sur les spécimens des espèces (capture, mise à mort, perturbation intentionnelle, notamment et donc pas exclusivement durant la période de reproduction, de dépendance, d'hibernation et de migration, et la destruction ou le ramassage intentionnels des œufs)s’applique à toute activité (exemple : sylviculture), même si elle n’a pas pour objet la mise à mort ou la perturbation (chasse), même s’il n’y a pas de risque d’incidence sur l’état de conservation de ces espèces, et même si ces espèces ont atteint un état de conservation favorable.
− L’interdiction de détérioration ou de destruction des sites de reproduction ou des aires de repos définie à l’article 12, paragraphe 1, sous d) de la directive Habitats, et qui concerne les espèces de l’annexe IV (protection stricte, y compris hors ZSC), qu’elle soit intentionnelle ou non (6), s’applique même s’il n’y a pas de risque d’incidence sur l’état de conservation de ces espèces, et ce quel que soit le nombre de spécimens concernés [arrêt du 17 avril 2018,Commission/Pologne (Forêt de Białowieża), C-441/17, EU:C:2018:255, point 237].
L’absence d’incidence d’une activité sur l’état de conservation d’une espèce animale n’intervient en effet que dans le cadre d’une demande de dérogation, et en tant que condition à sa délivrance. Elle ne permet pas de se soustraire aux règles de protection des spécimens (individus) ou de leurs habitats de reproduction et de repos.
(6)Le législateur européen a ainsi souhaité renforcer le régime de protection des habitats de reproduction et aires de repos en interdisant toute destruction, même lorsque le fautif n’avait pas connaissance de la présence et cet habitat et son régime de protection.

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